Histoire de la Musique Symphonique - Épisode 2

L'Orchestre à l'âge classique

 

Comme nous l’avons vu précédemment, c’est dans la seconde moitié du XVIIIe siècle que ce que nous appelons aujourd’hui un « orchestre » se met en place de manière à peu près définitive. Les expériences musicales des générations passées, avec leur innombrables tentatives pour allier des timbres différents entre eux, pour doser les équilibres entre des instruments aux caractéristiques dynamiques si opposées parfois, avaient porté leurs fruits.

L'École de Mannheim

Au milieu du XVIIIe siècle, quelques grands ensembles musicaux se structurent, qui vont avoir une importance capitale dans l’éclosion de l’orchestre moderne et, partant, du premier classicisme. Même si elle n’est pas à proprement parler la première (Vienne et Berlin l’ont précédé de peu), l’École de Mannheim est sans doute l’élément clé de cette révolution : créée au début des années 1740 sous l’impulsion du prince-électeur palatin Carl Theodor, passionné de musique, cette « École » était en fait tout à la fois un orchestre, un centre de formation et un incubateur à idées pour les compositeurs.

Cette institution s’impose rapidement comme la plus prestigieuse du monde germanique. Elle attire les meilleurs instrumentistes, les virtuoses les plus étonnants, ce qui incite les compositeurs à innover dans leur façon de composer pour chacun de ces instruments. Et, par leur nombre même (sans être jamais aussi pléthorique qu’à Vienne, où se trouvaient plus de 100 musiciens par moment), cet ensemble est suffisamment important pour permettre aux compositeurs d’imaginer quantité de nouveaux procédés de composition.

D’un point de vue esthétique, ils vont accélérer la transition d’un modèle baroque à une nouvelle forme d’expressivité musicale en abandonnant peu à peu tout ce qui servait de socle à l’esthétique baroque : basse continue, prédominance du contrepoint, et oublient le schéma des suites de danses (bourrée, courante, sarabande, gigue…) pour celui, plus formel, d’une structure basée sur le seul contraste de la vivacité du tempo (vif-lent-vif).

Comme nous l’avons suggéré dans l’épisode précédent, le mot « symphonie » n’avait jusqu’alors qu’une signification assez vague, et très étymologique : faire sonner (« phonein », en grec) des instruments ensemble (« sym »). Même s’il y eut quelques « symphonies » au sens moderne du mot avant lui (songeons aux premiers fils de Bach, Wilhelm Friedman et Carl Philipp Emanuel par exemple, ou Johann Stamitz, le fondateur de l’École de Mannheim – pour ne citer qu’eux), on estime que Joseph Haydn (1732-1809) est le père de ce genre musical nouveau.

Ce compositeur autrichien trouva en effet dans l’effectif de Mannheim (violons, altos, violoncelles, contrebasses, hautbois, clarinettes, flûtes, bassons, cors, trompettes, trombones et timbales) l’outil idéal pour créer des ouvrages musicaux d’un équilibre sonore parfait. Sa force, c’est qu’il va composer non pas une ou deux symphonies, pas même une douzaine, mais plus de 100 ! C’est donc tout autant la qualité de ces œuvres que leur grand nombre qui contribua à imposer ce genre nouveau. Si ses premières symphonies – disons en gros les vingt premières – sont encore proches du concerto grosso (qui laissent encore la part belle à des interventions solistiques des instruments), il est évident que Haydn regarde davantage vers l’avenir que vers le passé.

Durant presque cinq décennies, il va sans discontinuer composer des symphonies sur le même modèle : quasi même effectif (avec l’adjonction plus systématique vers la fin de la clarinette, instrument de facture nouvelle à l’époque, parfois le cor anglais, ou d’autres cuivres que les simples cors initiaux – trompettes et trombones), quasi même structure en trois ou quatre mouvements (avec alternance de mouvements vif et lents). Bref, un modèle était en train de s’imposer.

Avec 41 symphonies à son actif, Mozart (1756-1791) récupère le modèle que Haydn vient de mettre au goût du jour et, avec son génie incomparable, en exploite toutes les potentialités. Il développe rapidement une esthétique basée sur l’émotion, les contrastes, jouant des clair-obscur comme un peintre sonore. On a du mal à imaginer cela de nos jours, mais les effets dont l’orchestre se montrait alors capable étaient tellement nouveaux qu’ils suscitaient chez les auditeurs de véritables chocs émotionnels et psychiques.

Le génie d’un compositeur comme Mozart fut de toujours savoir trouver les bons équilibres entre le gracieux, le galant d’un côté, et l’expressivité des passions de l’autre. Avec lui, le côté organique de l’orchestre atteint la perfection : comme un organisme complexe, l’orchestre vit, palpite, chante comme s’il ne faisait qu’un, tout en laissant les individualités s’exprimer çà et là. Le tout est de trouver les bons équilibres, la cohérence qui seule donne sens à une œuvre, et la sauve de l’arbitraire – une critique souvent adressée par les tenants de l’esthétique ancienne à tous ces nouveaux venus qui leur semblent simplement s’amuser à casser les codes !

Chefs-d’œuvre absolus, les ultimes symphonies de Mozart prouvent que le jeune compositeur n’avait pas vraiment en tête de « choquer » : qu’il s’agisse de la sombre Symphonie n°40 ou de la lumineuse Symphonie n°41, dite « Jupiter », toute de majesté et de puissance, on sent le désir de garder le meilleur de l’héritage ancien, avec son goût pour la clarté formelle, pour un contrepoint serré et maîtrisé, preuve qu’ils peuvent, à leur manière, être eux aussi les vecteurs de ces sentiments nouveaux qui sont peu à peu en train de donner naissance au Romantisme.

Mozart à Vienne faisant entendre son opéra Don Giovanni  © Osterreichische Nationalbibliothek

Mozart à Vienne faisant entendre son opéra Don Giovanni  © Osterreichische Nationalbibliothek

Personnalité à part dans le monde de la musique, Ludwig van Beethoven (1770-1827) est souvent considéré comme un compositeur « classique », alors que le mélomane aurait plutôt tendance à voir en lui le compositeur romantique par excellence. Ce n’est pas ici le lieu de discuter les raisons de cette intéressante dichotomie, mais le fait est que Beethoven porte le modèle classique de Haydn (qui fut son maître) et de Mozart à une sorte de jusqu’au-boutisme forcené : l’une des forces de Beethoven, c’est la manière dont il exploite un schéma formel qui est en effet le symbole du classicisme musical : la « forme sonate ».
Sous ce terme, on entend une progression musicale en trois temps, formellement très stricte et codifiée : une exposition (où normalement se succèdent deux thèmes), un développement (qui permet de moduler avec une relative liberté) et une réexposition des premiers thèmes (légèrement modifiés le cas échéant). C’est entre 1750 et 1830 que ce schéma formel se structure et se formalise avec le plus de rigueur. Le génie de Beethoven va être de pousser ce noyau compositionnel dans ses derniers retranchements : mais au lieu de faire table rase du passé, ce novateur va au contraire utiliser les modèles qu’il hérite des grands maîtres et en exploiter toutes les ressources – au point parfois, atteignant les limites de l’exercice, de sembler en faire exploser les cadres mêmes ! Ce sera donc un compositeur dont l’audace se nourrit des contraintes formelles les plus strictes.

Beethoven devant Mozart et l'élite de la société viennoise © Osterreichische Nationalbibliothek

Beethoven devant Mozart et l'élite de la société viennoise © Osterreichische Nationalbibliothek

Côté instruments, il ne cherche pas à déployer une masse orchestrale gigantesque : ce qui l’intéresse, ce sont les jeux de tensions entre différents groupes d’instruments. La tradition nous a souvent un peu trompé sur la manière dont sa musique devait sonner à son époque, le grand orchestre romantique – il est vrai né de lui – l’ayant par la suite récupéré. Mais jouer Beethoven avec 14 premiers violons et 12 seconds (voire plus, comme cela s’entend parfois dans les très grandes salles de concert), même si l’effet physique a de quoi combler l’auditeur, déplace les équilibres au détriment des subtiles interventions des pupitres de vents et de cuivres, rendant nombre de trouvailles musicales simplement inaudibles ! Quoi qu’il en soit, l’orchestre avec Beethoven fait un pas de géant : il impose définitivement au sein de l’orchestre des instruments qui, jusqu’alors, n’y étaient invités que ponctuellement (piccolo, contrebasson, trombone etc.).

Ses plus grands chefs-d’œuvre en matière de symphonies portent toutes la marque d’une évolution particulière : la Symphonie n°3 dite « Eroica », semble vouloir repousser les frontières du genre par ses dimensions mêmes. La célèbre Symphonie n°5, celle dont les premières mesures seraient comme les coups du destin, semble faire exploser les règles mêmes du développement thématique à force de vouloir le forcer dans ses derniers retranchements ; la Symphonie n°6 (ré)invente la musique descriptive, avec ses torrents, ses chants d’oiseaux et ses orages – un tournant radical dans l’évolution du style de Beethoven ! Pour ne rien dire du contraste on ne peut plus saisissant entre les deux derniers : la Symphonie n°8 retrouvant comme par magie les élégances et l’évidence narrative de la musique typique de la fin du XVIIIe siècle, tandis que la Symphonie n°9 est un vaste vaisseau aux dimensions inouïes et qui requiert en outre des solistes et un chœur pour son mouvement final ! Bref, s’il le mélomane veut se rassurer en cherchant une unité dans cette production tous azimuts, c’est peut-être dans sa façon de toujours repousser les limites, mais sans se départir jamais de cette idée de forme dont l’importance reste capitale chez lui.

Aquarelle Violoniste François Laurens

Aquarelle © François Laurens

L'évolution des instruments

On sait que le piano, instrument né à la toute fin du XVIIIe siècle, va connaître une évolution fulgurante au début du siècle suivant. Mais cela est également vrai pour la plupart des autres instruments. Les cuivres et les bois, surtout, progressent à pas de géants sous la double impulsion des progrès techniques et de ceux induits par les virtuoses de plus en plus doués dans le maniement desdits instruments. Très vite, les instruments se font de plus en plus sonores et puissants, et leur timbre s’en ressent. Et Beethoven, pour en revenir à lui, est un alchimiste de ces timbres et de ces dynamiques : il sait doser tout cela avec une précision d’orfèvre, anticipant sur des capacités que certains instruments sont en train de développer mais ne peuvent pas encore parfaitement maîtriser. L’orchestre, on le voit, connaît une seconde jeunesse – une crise d’adolescence tardive – dont se régaleront les compositeurs de la génération suivante, au premier rang desquels Berlioz et Liszt.

A propos de l'auteur : 
Jean-Jacques Groleau

Agrégé de lettres classiques et dramaturge, Jean-Jacques Groleau a dirigé l'administration artistique de plusieurs grandes institutions nationales. Ancien collaborateur de DiapasonClassicaForumopéra, il a collaboré à divers ouvrages d'histoire musicale (Tout Mozart, Tout Bach, Tout Verdi, L'Univers de l'Opéra). On lui doit également des biographies de Rachmaninov et de Vladimir Horowitz (Actes Sud).

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15
avril
2021